Par DR. Stéphanie Melyon Reinette sociologue et artiviste
Photos : Yvan Cimadure - Xavier Dollin
Combien d’hommes et de femmes à la surface de la planète se sont écriés ou dits, ou murmurés dans le grand secret de leur office ou de leur laboratoire, atelier ou établi – cette phrase libératrice, émancipatrice et gratifiante : « j’ai trouvé eurêka ! » ? Eurêka ! C’est le sésame vers le progrès de tous les hommes et de toutes les femmes qui ont cherché et qui ont trouvé, avec persévérance et abnégation, et avec foi ! C’est le progrès de toutes les nations qui ont pu changer, évoluer, et s’absoudre de la félonie de la barbarie depuis la nuit des temps. Ce n’est pas trop de dire depuis la nuit des temps, car de tout temps les humains ont inventé des outils – depuis l’âge de pierre – pour sortir de l’obscurité et de l’obscurantisme (peut-être… Ce n’est toujours pas gagné !). Mais « Eurêka ! », c’est l’exclamation du génie ! Du génie accompli. C’est être frappé par la lumière, après avoir été frappé par le doute. C’est l’illumination, l’éclairement.
Le génie noir vient du désespoir vaincu par la résilience. La résilience est l’espace-temps où les méninges se creusent pour tenter d’abolir cette vague de désespérance pour arriver à l’illumination. Eurêka.
Comment se fait-il que l’on soit frappé de génie ? Comment le génie apparaît-il ? D’aucuns pourraient parler des mystères de l’inspiration qui jaillit alors que leurs méninges remuaient depuis des jours, des semaines, des mois sans parvenir à déverrouiller quelque idée que ce soit. Et un jour, déclic. L’idée surgit. On pourrait alors se demander quelles forces président à la manifestation d’une idée, et encore plus à sa concrétisation, sa matérialisation.
Dans le contexte caribéen – comme dans tout autre contexte par ailleurs –, on peut sans peur affirmer que le génie est conditionné par l’histoire. Alors, dans notre cas, nonobstant l’universalité du schéma, on entendra encore et toujours le ronflement contestataire des réformistes et autres négationnistes las d’entendre parler de l’esclavagisation de nos ancêtres africains, éthiopiques. Et pourtant, inévitable litanie de dates et autres faits qui peinent à s’inscrire dans les mémoires. Certains – témoins – s’en départissent désireux d’oublier, d’autres les ignorent pour ne pas en avoir été observateurs. Au milieu, l’amnésie. Et pourtant, c’est là le fondement et la clé de voûte de notre histoire et de notre génie. J’entends déjà les souffles exaspérés des un.e.s et les sourcils froncés silencieux si loquaces, ou encore les "tchip" ou les "kip "sifflants de mépris. Parce qu’il est crevant de toujours tout ramener à cela ! Mais cela était hier. Et il nous faut compter avec ce passé. Je maintiens que c’est là la clé de voûte de notre génie. Je m’explique.
De gaude à droite : Ludmilla Lurel (Punch Mabi), Ericka Mérion (Qualistat) et Corinne Thimodent-Nabal (Gloasanvé).
" The life most of us live are lives we are forced to live by immediate needs, influences, and pressures. " ― Walter Mosley
Le génie noir vient du désespoir.
Le génie noir vient du désespoir vaincu par la résilience. La résilience est l’espace-temps où les méninges se creusent pour tenter d’abolir cette vague de désespérance pour arriver à l’illumination. Eurêka. Ce que Walter Mosley dit « Les vies que la plupart d’entre nous vivent sont des vies que nous sommes contraints de vivre par le biais de besoins, d'influences et de pressions immédiates », décrit la condition de nombre d’Afrodescendants et Africains dans le monde, et ce depuis que le monde tiers – postcolonial – naquit de la collision entre deux forces : les exploitants et les exploités. Sous l’oppression coloniale, le/a noir.e doit trouver les moyens de lénifier sa condition, d’alléger sa charge. Ainsi naquit l’ingéniosité noire. Il ne s’agit pas de dire que c’est cette condition qui l’a rendu intelligent. Non ! Le génie englobe une réalité autrement plus vaste : évidemment, l’intelligence – ou la capacité à déchiffrer et comprendre quelque chose – en fait partie, mais également la capacité à faire naître quelque chose. C’est là qu’advient le génie, sous des atours divers. L’ingéniosité donc où le trait de celleux qui ont un esprit inventif, une imagination fertile, qui témoignent de l’intelligence et de l’adresse. Cell/eux qui doivent subir l’oppression et l’exploitation de leur force physique et mentale – par extension ou par répercussion – dans un acte de résilience trouvent les ressorts d’inventer l’instrument de leur survie : concevoir un mécanisme, un appareil, une technique pour alléger leur charge de travail ou comment travailler plus, plus vite, et vivre plus longtemps.
George Whashington Carver, inventeur du beurre de cacahuètes, © Arthur Rothstein (for U.S. Farm Security Administration) (Library of Congress)
Ainsi, de nombreux esclavagisé.e.s ou AFRES – Africain.e.s Réduits en Esclavage –, affranchis ou libres furent parmi les inventeur.e.s les plus prolifiques et les révolutionnaires de leur époque, qu’elle soit de l’esclavage, de la ségrégation ou du 20e ou 21e siècle. Il y a quelques années déjà que nos communautés se revendiquent de ces inventeurs pour montrer la grandeur noire. La grandeur est humaine et nous en faisons partie, simplement. Belle manière de remettre les pendules à l’heure en démontrant que l’homme noir est un humain et que le manuel – des métiers tant décriés aujourd’hui – est d’abord un individu qui a du génie. Car avant de matérialiser un objet, il faut en concevoir la mécanique.
Le génie noir relève de l’ingénierie (discipline qui a pour objet de développer des applications scientifiques). Aux États-Unis, chez les Africains-Américains, citons entre autres les ingénieur.e.s : Sarah Boone, née en 1832 en Caroline du Nord inventa le fer à repasser (26 avril 1892, brevet 473653), Benjamin Bradley né esclave en 1830, alphabétisé par les enfants du maître, inventa le premier moteur à vapeur à l’Académie navale des États-Unis où il étudia, recommandé par son maître (son statut d’esclave ne lui permit pas de breveter lui-même son invention) ; John W. Butts inventa le chariot à bagages en 1899 ; George Washington Carver, né esclave, inventa le beurre de cacahuètes que tant d’Américain.e.s affectionnent avec de la confiture, et déclina 300 transformations de l’arachide ou encore Martha Mary Jone De Leon qui créa la première version du chauffe-plats pour buffet en 1873. Et je pourrais en décliner tant d’autres sur le continent américain.
" The worker must work for the glory of his handiwork, not simply for pay ; the thinker must think for truth, nor for fame " ― W.E.B. Du Bois
Il est indéniable qu’en Guadeloupe, il y eut des inventeur.e.s sur les habitations qui améliorèrent le cadre du travail forcé (sans mauvais jeu de mots). De simple mémoire et de manière empirique, je découvris il y a quelques mois dans une exposition une machine à "gwajé" le coco. Antique. Probablement centenaire. Stupéfaite. Je pourrais aussi prendre l’exemple d’un de nos grands scientifiques : Raoul George Nicolo, ingénieur, il inventa, entre autres choses, le bloc de commutation pour la télévision multicanal qui permit la réception de plusieurs chaînes sur un même poste. Le génie guadeloupéen vient également de ce fait historique inextricable. Il se dévoile petit à petit, car il nous a fallu le temps de prendre confiance en notre potentiel intrinsèque, notre valeur innée et notre grandeur naturelle. La grandeur n’est pas dans les ors des empires et de celleux qui les ont acquis, mais dans la noblesse de la vision et des horizons que leur ont donné celleux qui ont souffert pour faire émerger ces ors. Les « grands bâtisseurs » ont eu besoin de celleux qui les servaient pour ériger leurs châteaux, pyramides, fortunes.
Le génie guadeloupéen, comme le génie noir, est un acte de résistance. C’est ainsi que je le conçois. Résister par l’innovation c’est se ménager quelques respirations, effectuer des échappées hors de l’étau du travail. C’est reprendre un peu la possession de soi, la maîtrise de son temps, de son corps, de ses forces. Quant aux penseurs, il ne fait jamais bon vivre pour eux en tant de crise sociale, historique, économique ou autre. Au temps des esclavages, ils étaient soit utilisés pour asservir, soit pour encore améliorer le quotidien du bourreau, de celleux qui tenaient la corde pour le pendre. Quoi qu’il en soit, invariablement, il fallut aux afrodescendants, aux anciens colonisés, aux descendants des opprimés, mais aussi à tous les hommes, faire advenir leur génie pour sortir de l’obscurité.
De gaude à droite : Richard Trèfle (Bellatrix), Vincent Tacita (Qualistat) et Fabrice Calabre (Cochon Plus).
En nos temps plus cléments, comment définir le génie guadeloupéen ? Comment le circonscrire ou en donner une recette opératoire ? Voilà ce que je dirais de notre génie contemporain : le génie tient en notre capacité à nous projeter dans le monde en portant notre identité en nous, au-devant de nous, à bout de bras. Pour la présenter au monde : « voilà ce que je suis ‘unapologetically’ » (j’aime ce mot), sans rougir, sans sourciller. Pour cela, il faut embrasser son histoire, au singulier comme au pluriel, personnelle ou collective. Être dans le monde c’est être un pointillé dans une longue ligne qui sans vous et sans celleux dont vous procédez et qui procéderont de vous, se brise.
Le génie guadeloupéen c’est incarner une guadeloupéanité, comme un étendard, comme une vérité absolue de notre appartenance à l’humanité.
Le génie guadeloupéen c’est notre science, nos savoirs et savoir-faire restitués, développés, réappropriés, accommodés, adaptés, recouvrés, innovés. C’est croire que ce que nous avons est immense, et plus que de le percevoir, le revendiquer. C’est reconnaître que nous n’avons pas besoin de calquer les modes de vie et la maestria de l’autre, que nous tenions en exemple. C’est porter par les actes aux yeux du monde que la maestria est également de notre cru : l’excellence guadeloupéenne. C’est ne point, ne plus, douter de notre valeur. C’est se figurer nos horizons et nos ambitions à l’aune de nos héros. C’est voir en chacun.e de nos compatriotes un exemple, un potentiel, un succès à l’œuvre.
Le génie guadeloupéen c’est incarner une guadeloupéanité, comme un étendard, comme une vérité absolue de notre appartenance à l’humanité. C’est dire que notre histoire ne nous réduit pas, mais qu’elle nous construit et nous donne une place enviable dans le monde. C’est ne pas rougir qu’une partie de nos ancêtres furent des AFRES (Africains.e.s Réduits en Esclavage), mais porter leur douleur en nous comme un moteur et retenir qu’ils furent – tout comme leur descendance, nos grands-parents et nos parents – dans l’adversité, les ingénieur.e.s de leur quotidien et de celui de celleux qu’ils ont servis.
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