Par Leila B. et Ken Joseph
Photo : Surnorwing
Symbole de prospérité, durant les 30 glorieuses, la consommation de produits animaux fait aujourd’hui débat et de manière de plus en plus radicale. Empathie pour les animaux, convictions écolos, soucis de santé… De plus en plus de Français boudent la viande pour miser sur les végétaux. Aujourd’hui, on estime qu’en France environ 3 % de la population est végétarienne et que 10 % pourraient envisager de le devenir, contre 3 % en 2012 (1). D’ailleurs, selon une étude commandée par le journal Les Échos en 2015, la consommation de viande aurait baissé de 19 % depuis 1990 pour atteindre 86 kg par an et par personne en 2014. Mais qu’est-ce qui a fait basculer les mentalités ? « La conjonction de nombreux éléments », estime Élodie Vieille-Blanchard, présidente de l’Association végétarienne de France. En effet, fin 2015, l’OMS liait la consommation de viande au cancer, tandis que la COP21 de son côté soulignait le poids de l’élevage dans le réchauffement climatique. Ce dernier est, en effet, responsable de 80 % de la déforestation tropicale et produit plus de gaz à effet de serre que l’ensemble des transports mondiaux. De surcroît, la production d’un kilo de viande de bœuf nécessite près de 15 000 litres d’eau et sept kilos de céréales. Mais ce qui a vraiment accéléré la tendance, c’est la diffusion, par l’association L214, de vidéos sur les conditions atroces de l’élevage industriel et de l’abattage en France.
Une réaction épidermique qui ne surprend guère la philosophe Florence Burgat, auteure de « La Cause des animaux » (éd. Buchet-Chastel). « On sait d’instinct que l’élevage est source de violences pour les animaux et que leur mise à mort est monstrueuse, assure-t-elle. Comment en serait-il autrement, quand on abat près de 100 milliards d’animaux chaque année dans le monde, et plus de 500 000 en France chaque jour ? » Nous vivons dans une société qui dissocie l’animal vivant de la viande, alors que le statut juridique de l’animal, défini dans le Code civil depuis 2015, est celui d’un « être vivant doué de sensibilité ». Émus devant une vidéo d’un chiot, nous ne broncherions pas devant une belle pièce d’entrecôte. Serions-nous devenus schizophrènes ? Pour Florence Burgat : « Manger de la viande est un enjeu identitaire qui consiste inconsciemment à affirmer une supériorité humaine sur le règne animal. Reste que de plus en plus d’entre nous refusent d’être complices de cette boucherie ».
© Herta
Bref, nous assistons à une véritable révolution culturelle et sociale qui prend son expression dans un mouvement en plein essor : le végétarisme. Une tendance qui semble s’enraciner et qui conquiert du terrain. Il suffit pour s’en convaincre d’observer les rayons de traiteur frais en hypermarché : les nuggets sans viande, falafels, pavés aux légumes et autres s’y trouvent facilement. D’ailleurs, Bjorg, le numéro un de l’épicerie bio en grande distribution, vient de faire son entrée sur ce segment, rejoignant Sojasun et Céréal Bio. Mais on y voit aussi Fleury Michon et sa gamme « Côté végétal » ou encore Herta et la sienne baptisée « Le Bon végétal », des industriels pourtant connus pour leurs déclinaisons à base de porc. Pour répondre à cette demande croissante de menus plus « green », Picard a décidé pour sa part de lancer une gamme complète et gourmande de produits 100 % végétariens « Tout bon, tout veggie ». Les desserts au soja, quant à eux, font désormais partie du paysage, à côté des yaourts. Quand les boissons à base d’avoine, de soja ou d’amande, chargées de remplacer le lait animal, jouent les vedettes avec de belles croissances dans tous les types de distribution. Les livres de cuisine ne sont pas en reste.
« Nous assistons à une véritable révolution culturelle et sociale qui prend son expression dans un mouvement en plein essor : le végétarisme. Une tendance qui semble s’enraciner et qui conquiert du terrain. »
© Pille Rinn Priske
D’ailleurs, sur les cartes des restaurants, et même dans nos roulottes traditionnelles, rebaptisées food-trucks, des propositions végétariennes se sont mises à fleurir. Prenons l’exemple du restaurant Archibon, situé à Jarry, qui propose à la carte des mets à base de soja aux saveurs exotiques : colombo de soja au lait de coco, fricassée, poêlée et son délicieux mafé de soja. Ou encore le Pita Pit qui soumet des sandwiches agrémentés de boulettes de pois chiches. Dans les années 70, être végétarien, c’était hippie. De nos jours, c’est un mode de vie promu par les people. Au rayon des stars « no meat », on compte, en vrac, Natalie Portman, Brad Pitt, Stella McCartney, Bill Clinton, Jessica Chastain, Eva Mendes, Joaquin Phoenix, Vanessa Paradis… D’autres vont plus loin, telles que Beyoncé devenue végan en 2015, rejoignant Pamela Anderson, égérie de la lutte contre l’exploitation animale. Idem chez les sportifs à l’image de Novak Djokovic, superstar du tennis et heureux propriétaire d’Eqvita. Bref, être veggie rime avec succès, glamour, bien-être et énergie.
Alors que 2 Français sur 5 ne font jamais de repas sans viandes, charcuterie ou poissons, 1 sur 5 se déclare néo-végétarien dont flexitarien, pour la majorité d’entre eux. Apparus dans les années 2000, ils ont non seulement accru leur consommation de fruits et de légumes frais, mais aussi celle de céréales, d’herbes aromatiques et d’épices, sans pour autant bannir totalement la viande de leurs assiettes. Combien sont-ils ? Aucune étude pour le moment ne permet de quantifier les néo-végétariens. Toutefois, les spécialistes s’accordent à dire que cette clientèle est en train d’émerger. Et que nous assistons à un basculement des attitudes et des représentations du végétal qui traduisent de nouveaux rapports à l’alimentation, aux corps et à la santé. Pour André Spicer, coauteur d’une passionnante analyse sur l’obsession du healthy, « Le Syndrome du bien-être » (éd. L’échappée), le boom du végétarisme n’a rien d’une mode passagère. « Aujourd’hui, ce que nous mangeons définit qui nous sommes », soutient-il. « Être végétarien ou végan, c’est traiter son corps comme un temple, opter pour une nouvelle “biomorale’’ et rejoindre une caste éclairée. Ce mouvement va se développer dans un monde où le bien-être, la santé et l’énergie sont devenus des impératifs moraux et sociaux. » Longtemps réservé face au végétarisme, accusé de causer déficits et carences, le monde médical a lui aussi évolué. « Le végétarisme n’a rien d’un régime alimentaire déséquilibré, à condition de bien maîtriser les combinaisons de légumineuses et de céréales, reconnaît le Dr Laurent Chevallier, nutritionniste. Le cas du véganisme est plus complexe, notamment pour les enfants. » Seul bémol, le monde hors Occident devrait voir sa consommation de viande doubler d’ici à 2050. Quelles que soient les raisons invoquées, il y a une certitude : les choses bougent vite. Tous les indicateurs sont au vert, et même chez les géants de la junk food.
McDonald's et la green-attitude
Envoyez un végétarien manger chez McDonald’s pourrait être perçu comme une blague de très mauvais goût. Pourtant, depuis le 10 octobre 2017, cette farce est devenue une réalité avec le lancement du « Grand Veggie ». Un véritable coup de tonnerre – marketing – dans le marché hexagonal du burger, qui se traduit par une galette panée composée de carottes, salsifis et d’emmental replaçant les fameux steaks, filets de poulet et de poisson pané habituellement proposés. Si le géant américain garde le bun (« le pai »), il le coiffe de graines de courges, de sésames et de pavots. Le tout agrémenté de jeunes pousses de salade, de chou rouge et blanc, de tomates et d’une sauce au pesto rouge. Ainsi est le « Grand Veggie ». Une surprise de taille pour les consommateurs habitués à manger de la viande chez le géant du fast-food. Il faut dire que la chaîne de restauration rapide était l’une des dernières que l’on attendait sur le marché florissant de la nourriture végétarienne en France. Et pourtant. Malgré un leadership qui semble incontestable en France sur le marché de la restauration rapide (deux millions de repas servis chaque jour et un chiffre d’affaires de plus de 4 milliards d’euros), McDonald’s n’avait d’autre choix que de s’adapter à la tendance « veggie » afin de tenter d’accroître ses ventes (+2,6 % l’an passé) et garder sa position de leader face à une concurrence saignante.
Face à un revirement latent du comportement et de la façon de consommer, l’industrie agroalimentaire et les porteurs de projets semblent avoir trouvé un nouveau segment à développer, celui du végétarisme.
En effet, depuis le rachat de Quick par son grand rival américain Burger King, ce dernier ne cesse de mettre les bouchées doubles pour tacler le géant du burger. Bref, cette nouveauté « green » confirme la volonté de la chaîne de s’inscrire dans une lignée plus saine, mais aussi de répondre aux sollicitations des consommateurs. « C’est un sandwich qui met les légumes à l’honneur. Il plaira aux végétariens, mais aussi à tous nos clients amateurs de burgers. D’après nos études, un Français sur deux souhaite varier son alimentation, notamment en mangeant plus de légumes. », précise Delphine Smagghe, vice-présidente responsable des achats, de la qualité, du développement durable et de la communication chez McDonald’s France. Une démarche de fond et de forme, pour le géant américain, qui vise à élargir sa clientèle à l’heure où le végétarisme séduit de plus en plus dans l’Hexagone, mais aussi une façon de se réconcilier avec les « anti-junk food ». Une stratégie compréhensible, au vu d’un segment qui pèse, aujourd’hui, 40,3 millions d’euros et qui a connu une croissance de + 125,1 % en valeur (et + 131,8 % en volume sur un an) sur le marché du Bio qui représente 7 milliards d’euros (2).
© McDonald’s France
« Il y a incontestablement un phénomène de société (autour du végétarisme, NDLR). D’après une étude que nous avons menée, 42 % des Français sont intéressés par une offre végétale. Le phénomène est même plus fort que le bio » observe le président fondateur du cabinet d’études et de conseil Food Service Vision, François Bloudin. Toutefois, l’initiative du burger végétarien de McDo laisse le cofondateur de l’enseigne Bioburger, Louis Frack, circonspect. « Je suis partagé face à cette initiative. Bien sûr, d’un côté, je trouve ça cool que le patron incontesté du burger se mette à faire du végétarien. Cela veut dire que nous étions dans le vrai et qu’on a pu faire bouger les lignes. Sauf que notre principale réserve, c’est que c’est une manœuvre opportuniste marginale. Cela vient un peu comme un cheveu sur la soupe. On verra si l’initiative se poursuit ». Ainsi, le lancement du « Grand Veggie » relèverait plus d’un coup stratégique de McDo que d’un changement complet de paradigme. « Il y a un marché pour les produits végétariens, poursuit-il. S’il veut rester leader, il fallait qu’il réponde pour ne pas passer pour une entreprise has-been ». McDonald’s avait déjà fait un pas en avant vers la nourriture plus saine en ouvrant notamment des bars à salades. « La mise en scène a permis de conquérir un public large. Pour de nombreux consommateurs, le “salad-bar” a été l’occasion d’acheter pour la première fois une salade », indique le responsable marketing de McDonald’s France, Xavier Royaux. Le concept tient toujours et permet même aux clients de créer et personnaliser leurs propres salades. La question est maintenant de savoir si « Le Grand Veggie » trouvera sa place au milieu des Big Mac et autre burger carné… Mais le géant du fast-food doute-t-il de la persistance de la vague végétarienne ou ne souhaitait-il pas s’offrir qu’un effet d’image tendance ? En tout cas, le « Grand Veggie » aura eu une vie éphémère, du 10 octobre au 27 novembre 2017. Interrogé par le journal Les Échos, Xavier Royaux a précisé que de nouveaux burgers végétariens pourraient revenir à intervalles réguliers en fonction du succès de ce premier essai : « Si le succès est au rendez-vous, il y a, en effet, un intérêt pour nous de proposer une variété d’offres autour du Veggie ». McDonald’s a déjà tenté cette opération séduction des végétariens dans d’autres pays d’Europe, comme l’Allemagne, la Norvège, l’Italie et le Royaume-Uni. Et l’enseigne américaine n’est pas la seule à vouloir répondre aux nouveaux appétits. De nouveaux produits vont continuer à fleurir, avec des offres de plus en plus pointues, à l’image du pain végan au lait de chanvre et farine de sorgho sans gluten lancé aux États-Unis par Free Bread et repéré par le cabinet XTC… Comme pour tout lancement, les succès seront divers.
© Bluewater Globe
Un marché porteur
Face à un revirement latent du comportement et de la façon de consommer, l’industrie agroalimentaire et les porteurs de projets semblent avoir trouvé un nouveau segment à développer, celui du végétarisme. L’essor de ce dernier est porteur de nouveaux secteurs d’activité, du développement de nouveaux produits et de nouveaux métiers. Un marché économiquement viable, écologique, éthique et sain. Un marché d’avenir, que les pouvoirs publics seraient bien avisés de soutenir. Pour convaincre, la consommation plus éthique ou la gestion optimisée des ressources ne semblent pas être de bons arguments. La création de nouveaux produits qui se caractérisent par leur diversité, leur accessibilité et leur respect de l’environnement, voilà une démarche qui fait écho auprès du consommateur. Le prix, le goût, l’innovation et le conditionnement sont des arguments de taille pour séduire de nouveaux adeptes d’une alimentation qualifiée de plus saine par les producteurs. L’apparition des alternatives comme les escalopes de lupins, les saucisses de tofu, les crevettes à base d’algues ou les steaks de blé illustrent parfaitement la créativité marketing dont fait preuve l’agroalimentaire. Même si un grand changement pour ce qui est des habitudes alimentaires reste encore utopique, le secteur de l’agroalimentaire dispose sans conteste d’un marché florissant et prometteur à dominer. Il ne profite d’ailleurs pas seul de cette révolution verte qui germe doucement dans tous les coins de la planète puisque les plantes partent aujourd’hui à la conquête de nombreux autres domaines comme l’automobile, le textile (Couleurbôkaz du Dr Henry Joseph) ou l’électronique. En effet, si les légumes et les fruits prennent la place des viandes, les plantes semblent avoir réussi à remplacer le pétrole.
© Amirhossein Aslani
L’engouement pour le végétarisme est donc bel et bien d’actualité, mais il appartient au secteur de l’industrie agroalimentaire et également au porteur de projet de profiter de cette manne tout en évitant de créer un effet pervers dû à une mauvaise gestion des prix. Choisir de privilégier les aliments d’origine végétale comme les fruits et les légumes frais reviennent parfois à plus cher. L’offre alimentaire fait ainsi face à un pari où il importe de proposer une plus grande qualité nutritionnelle tout en préservant le budget des consommateurs. La variété ne doit pas se limiter à une palette de produits, mais doit également s’étendre à un choix large de prix afin de favoriser et entretenir un changement durable des habitudes de consommation.
Cette analyse dans son ensemble et les exemples de McDonald’s & Co démontrent un réel intérêt pour la filière. D’où des idées de création d’entreprises multiples qu’elles ciblent le consommateur final ou le producteur : restaurants et commerces thématiques, services de livraison, prestations de conseils pour la restauration collective, prestation de communication spécifique… À titre d’exemple de projet innovant « veggie », prenons le cas de la start-up Impossible Food, qui en 2016 a mis au point un burger à base de « sang végétal ». Les ingrédients ? Du blé, de l’huile de coco, de la pomme de terre… Mais surtout une protéine ressemblant à l’hémoglobine récupérée dans des racines légumineuses permettant de créer une sorte de « sang végétal ». La start-up s’est vu recevoir des investissements de Google, Bill Gates et Tony Fadell, le fondateur de Nest, faisant monter le total à 183 millions de dollars. Depuis, il est possible de retrouver ce fameux burger « veggie » dans de nombreux restaurants aux États-Unis, notamment au Momofuku à New York. Les réactions des critiques culinaires ont été positives, beaucoup disent ne pas pouvoir faire la différence avec un vrai steak… Alors, pourquoi ne pas envisager un boudin à base de « sang végétal » ?
Sources: (1)Les Échos, (2) Lsa-conso, Elle magazine,
McDonald’s France
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