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Vincent Tacita | Qualistat

Dernière mise à jour : 13 mai 2023

Propos recueillis par Ken Joseph

Photos : Yvan Cimadure

 




Pragmatique, minutieux, brillant… Vincent Tacita incarne une intelligence élégante, étrangement pudique, qui se traduit également par une façon d’approcher la dimension business de son secteur avec finesse. Rencontre d'un homme pressé, un sportif addict, content de lui, mais aussi fort sympathique. Sa fierté ? « C’est de voir la boîte encore bien debout avec de réelles possibilités de développement ».




Devenir.


Comment dire ? J’étais, comme je suis encore, assez rêveur, parfois la tête dans les nuages et assez curieux du monde. Je remercie tous les jours mes parents de m’avoir façonné ainsi, parfois malgré eux. Je suis le benjamin d’une famille de trois enfants. Presque tous juristes – en fait, tous, sauf ma mère. Petit, j’ai pensé à faire comme mon père, mais étant le dernier, mon frère et ma sœur avaient déjà pris ce créneau. Comme j’avais d’assez bons résultats en science, je me suis orienté vers un cursus scientifique au lycée. Manman pa té ka ri avè lékòl la menm ! Elle-même était professeur et j’avoue que ma forte propension au bavardage m’a valu quelques belles remontées de bretelles sur lesquelles je ne m’étendrai pas ici.


À aucun moment, je n’ai envisagé de m’implanter ailleurs : ce pays nous appartient, à nous de le faire progresser.

Les valeurs, c’était : travay an lékòl a moun la é pa fè fényan. Je me rappelle que j’allais à l’école et au collège jusqu’au dernier jour. En 4e au collège du Raizet, nous étions trois en cours de récréation un beau jour du mois de juillet. Manman pa démòd ! Les vacances se passaient pour partie chez les grands-parents, à Petit-Canal et à Anse-Bertrand, et l'autre à voyager (Europe, Caraïbe, Amérique…). Des voyages qui étaient toujours assortis de pédagogie (musées, marche et découverte de botanique, de végétaux…), même s’ils étaient toujours marqués par la détente et le repos.





Je voulais être médecin et plus précisément chirurgien en traumatologie. Plus jeune, j’ai passé beaucoup de temps dans des chambres d’hôpital et je voue un respect sans borne à quelqu’un que je déifie – pour le coup un véritable bâtisseur – : Hyacinthe Bastaraud. C’est grâce à lui si je marche, six longues opérations, tout de même. Et je me disais ado, que sauver des vies, et réparer des gens, c’était top ! Mais le cursus trop sélectif a eu raison de moi. Il est vrai qu’à l’époque, jeune étudiant parti à Paris (Hôpital Broussais Hôtel Dieu), je m’intéressais plus à la pratique du basketball – ma passion – qu’aux études. Conséquence inévitable : j’ai échoué lamentablement à obtenir le classement me permettant d’envisager la chirurgie. Tout ça à cause de l’épreuve de chimie où j’ai brillé avec un 4/80. C’est peu. Revanchard, je me lance à corps perdu dans des études de chimie ! Et je comprends que travailler à fond, ça paie. Je ne sors pas beaucoup – deux fois par an, pour le carnaval et le 31 décembre – et c’est tout.


Je travaille H24 durant l’année universitaire, pour que les vacances soient entièrement consacrées à l’amusement : un temps pour tout. Une fois cette recette mise en place, tout roule. Après avoir terminé mon cursus purement scientifique, je me rends vite compte qu’en Guadeloupe, je ne m’épanouirais pas dans la recherche en chimie. Je repars donc préparer un 3e cycle à l’ESCP : choc de cultures garanti entre les scientifiques que nous étions, mes coreligionnaires et moi-même (en jean et pull) et les étudiants d’école de commerce, en pantalon blazer. Mais choc enrichissant !


À ce moment, les habitudes de travail étant déjà prises, tout se déroule bien. Je termine mon cursus par un stage et je rentre en Guadeloupe où le chômage m’attend, malgré une offre d’emploi en France. À aucun moment, je n’ai envisagé de m’implanter ailleurs : ce pays nous appartient, à nous de le faire progresser. Là encore, remerciements infinis à mes parents, à mon environnement, de me l’avoir enseigné. Le retour est pour moi une évidence, ce d’autant que la Guadeloupe fait progresser ses enfants, bien plus que l’on ne le croit.





Le récit.


Soyons honnêtes, les premiers souvenirs étaient plutôt là pour doucher nos espoirs : « une boîte de statistiques et de marketing ? En Guadeloupe ? Mais pour quoi faire ? » Je me rappelle avec émotion d’un conseil avisé qui m’avait été donné : « avec votre formation scientifique, pourquoi ne pas aller travailler à Thiais : il y a là-bas une magnifique coutellerie ». Évidemment, les clients sont très peu nombreux : je commercialise des piscines pour survivre, je fais un peu de formation, Éricka donne des cours de maths…


À aucun moment, cependant, nous n’avons regretté notre retour ou pensé à repartir. Cela ne faisait même pas partie de notre équation personnelle. Éricka et moi-même sommes associés à parts égales, directeur d’études. Elle a bien plus de patience que moi et adore répondre aux appels d’offres. Elle est donc plus en relation avec les collectivités. Conséquence, je travaille un peu plus avec le secteur privé et les politiques – parce que j’aime ça. En réalité et vis-à-vis de nos clients, nous sommes vraiment interchangeables. Nous échangeons beaucoup avec d’autres dirigeants ici et ailleurs, mais les spécificités de nos marchés sont tellement saillantes que la formation acquise sur les bancs des écoles, aussi prestigieuse soit-elle, résiste rarement aux affres du quotidien.


Les sacrifices ? On passe du temps, beaucoup de temps au boulot. Et comme il s’agit d’analyse de données ou de conseil, on bosse aussi à la maison. Cela peut faire des dégâts dans le couple si les conjoints ne sont pas « on the same page ». Avec l’expérience, on est mieux organisé, mais le métier du conseil demeure très chronophage. Il faut donc avoir une sacrée résistance au travail. Tout le monde connaît cette antienne : un consultant voit partir son collègue du bureau à 20 h et lui lance : « tiens, tu as pris ton après-midi ? ». Ce n’est pas loin de la vérité.


À 20 ans, je ne savais pas du tout que j’allais monter une boîte.

Je pense avoir un management participatif. Il est vrai que nous n’avons que des bacs +5 comme salariés et que cela facilite peut-être le mode de gestion. Il n’en demeure pas moins vrai qu’il faut toujours être à l’écoute, ce d’autant que nous avons des personnalités en acier trempé chez nous. C’est passionnant pour le brainstroming, mais il y a parfois de l’électricité dans l’air. J’ai également tendance à laisser beaucoup d’autonomie, parfois trop : il faut alors faire le pompier et ça demande du temps.


Éricka et moi échangeons beaucoup, tout le temps. Depuis nos débuts, nous partageons le même bureau pour conserver cette proximité et échanger sur les cas compliqués ou simples. Je nous considère un peu comme des artisans du conseil. Chaque cas est différent. Le monde est complexe, il y expose toutes les nuances de gris. Sauf que nos clients attendent souvent de nous le « go » ou « no go ». Il faut donc aller vite en prenant son temps, en imaginant le plus grand nombre de cas possible, ce qui est compliqué parce que nous essayons d’anticiper le comportement du consommateur, de l’usager, du citoyen…



Avec le recul, nous sommes conscients d’être perçus comme plus grands que nous ne le sommes. Il est vrai que nous sommes demeurés indépendants et que nous sommes leaders sur notre marché, mais nous ne sommes pas encore Andersen consulting ! Qualistat nous a vraiment permis d’embrasser nos sociétés plus que nous le faisions déjà. Cette fenêtre particulière, chiffrée, dont nous disposons nous permet de mieux comprendre certains phénomènes. Ou de les voir arriver plus vite que le citoyen lambda. Évidemment, nous avons beaucoup de déplacement : Martinique, Guyane, îles du Nord, la Réunion, Haïti… et nous essayons d’avoir à chaque fois un regard neuf. Et c’est très enrichissant.

Le taux de chômage qu’il y a chez nous explique en grande partie ce foisonnement entrepreneurial.

QualiStat est segmentée en deux entités : l’une qui s’occupe de l’administration des enquêtes, qui s’appelle QualiSec et l’autre de l’analyse des enquêtes (QualiStat). Depuis plus de 10 ans, nous nous occupons également d’une société spécialisée en gestion de la relation client : Omérys. Nos clients sont essentiellement des entreprises privées et nous faisons en sorte qu’ils puissent se recentrer sur le cœur de métier. Nous nous occupons du reste et notamment de leur fidélisation. Nous accompagnons aussi les petites entreprises et les libéraux puisque nous traitons leur standard, le rendez-vous. Enfin, pour des clients plus importants, nous avons une activité de hot-line technique, avec des informaticiens, de responsables administratifs. Nous nous appuyons techniquement sur un data center qui nous est propre – le seul data center indépendant en Guadeloupe – et qui peut, lui aussi proposer des services et des produits aux grandes entreprises.


Pour gérer ces entreprises… ben ou paka dòmi on lo. Nous avons un responsable d’exploitation et deux superviseurs qui gèrent les hommes. Nous nous occupons de la partie commercialisation et des grands projets. Comme je l’ai dit plus tôt, la vie privée prend un coup. Soit le conjoint est chef d’entreprise et comprend le temps et l’énergie que vous y mettez, soit il ne l’est pas et la communication est essentielle. Sinon, ça fait mal aux dents. Quand on sait qu’une union sur deux débouche sur un divorce, on imagine les dégâts chez les chefs d’entreprise : le ratio est plutôt de deux échecs sur trois tentatives !




Sa vision.


Le taux de chômage qu’il y a chez nous explique en grande partie ce foisonnement entrepreneurial. À 20 ans, je ne savais pas du tout que j’allais monter une boîte. C’est arrivé en Guadeloupe que je me suis dit que j’allais travailler avec ma camarade de classe, sans avoir forcément une vision d’entrepreneur classique. En gros – et beaucoup vous le diront –, je créais mon emploi. Et ce faisant, je m’amusais en faisant quelque chose de différent, de novateur sur mon marché. Je ne voyais pas cela comme un ascenseur social : il s’agissait simplement de bosser !


Je refuse de porter ce regard noir envers nous-mêmes. Il nous dessert collectivement. Et pendant ce temps, d’autres trouvent les conditions idéales pour venir s’installer et travailler en Guadeloupe. Awa !

En réalité, nous sommes les premières générations à avoir, en moyenne, des revenus inférieurs à ceux de nos parents, ou plus précisément un pouvoir d’achat inférieur à celui de nos anciens. De même, nous avons intégré que la fonction publique n’était plus la panacée. Ce d’autant qu’il n’est plus possible d’y recruter aussi facilement qu’avant. La réussite à un concours est nécessaire et la réduction de la voile publique est désormais la norme.


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Je pense réellement qu’il est possible de travailler ensemble en Guadeloupe. Beaucoup de nos proches nous ont mis en garde : si vous êtes à parts égales et que ça coince, vous ne pourrez rien faire ! Nous avons quand même tenu à conserver ce principe de fonctionnement. Et nous discutons, nous échangeons. Quand l’un parvient à convaincre l’autre, on avance et l'on ne regarde pas en arrière. Je pense justement que cette méfiance de nous-mêmes est autoréalisatrice. Plus nous pensons que nous ne parvenons pas à travailler ensemble, moins nous le ferons. De même, je ne vois pas de fantchouisme. Je sais que ce néologisme tout Nuissierien est très en vogue, mais très peu pour moi. Les gens défendent leur « beef steak » et/ou leurs idéaux dans un petit marché. Cela fait des victimes !


Quand on nous accuse de vouloir impacter les résultats d’une élection, que voulez-vous que nous répondions à ça ? D’autant que la même chose se passe en France ! Quand la presse est plutôt macroniste est-ce que ça veut dire qu’ils sont fantchou envers Le Pen, Hamon et Mélenchon ? Non, ça veut dire qu’ils défendent les intérêts de leur poulain. Alors non, je refuse de porter ce regard noir envers nous-mêmes. Il nous dessert collectivement. Et pendant ce temps, d’autres trouvent les conditions idéales pour venir s’installer et travailler en Guadeloupe. Awa ! Nous devons nous serrer les coudes.


Je trouve que les politiques de tout bord embrassent de mieux en mieux la nécessité de faire vivre l’entreprise locale. Malheureusement, la fragilité des collectivités, parfois exsangues, met en danger de mort les entreprises. Nombreux sont les entrepreneurs ayant été contraints de mettre la clé sous la porte du fait de délais de paiement trop longs de la part des collectivités locales, parfois de la part de l’État !





Mental d’entrepreneur.


L’équilibre est compliqué à trouver. Je suis assez solitaire, mais j’ai en même temps une vie sociale assez riche. Milieu associatif, club service, éducation…, en fait, j’ai besoin d’activité. Mon refuge, c’est la natation. Je nage quasiment tous les jours en allant à l’îlet du Gosier. Quel que soit le temps, seul ou accompagné, parfois en faisant des sorties plus longues. Cela m’apaise, é kòm an ka najé byen. C’est important d’avoir des passions, des hobbies. Le sport (le basket-ball et la natation) en est. Il faut donc bien le faire, s’astreindre à le faire. Le travail aussi. Je pense que c’est pour cette raison que nous sommes encore aussi proactifs. J’ai donc tendance à être très exigeant envers moi et envers les gens que j’aime. Je conçois que ce soit parfois dur à vivre, mais je veux bien être le premier à faire mon autocritique et à me moquer de moi – même si je suis têtu quand j’ai une idée dans la tête. Je ne suis donc pas certain d’être un leader : je ne sais pas si ça donne envie de bosser 70 h par semaine et de se coucher à pas d’heure. Je tiens heureusement de ma famille pour cela : nous n’avons jamais beaucoup dormi. Mon grand frère a juste besoin de 4 à 5 heures, mon père aussi. Et je remercie ma maman : quand je rentrais de soirée au petit matin, quelle que soit mon heure d’arrivée 5 h ou 6 h, à 7 h, elle me réveillait en inventant une activité urgente : laver les voitures, passer la tondeuse, amener le chien chez le vétérinaire. Ça forge !


(…) une entreprise naît, grandit, vieillit et meurt. C’est un cycle normal. Il faut simplement veiller au bien-être de ses collaborateurs en cas d’arrêt impromptu.

S’il y a une fierté, c’est de voir la boîte encore bien debout avec de réelles possibilités de développement. Nous sommes très pragmatiques, il ne s’agit pas de vision rêvée : peut-être justement que notre secteur d’activité nous oblige à avoir les pieds sur terre. Non, nous ne serons pas millionnaires. Mais est-ce bien là l’essentiel ? Pour ma part, l’important est d’être reconnu comme de bons – ou excellents – professionnels. Nous savons par expérience que la qualité du travail ne protège pas de l’échec. L’une de nos entreprises a dû fermer, simplement parce que son secteur d’activité, chez nous, la rendait fragile : le marché potentiel n’était que de trois à quatre clients. Nous en avions un qui a souhaité interrompre nos relations, non pour des raisons de qualité, mais pour des motifs de manque de compétitivité. Cela a été difficile, mais nous avons pu le faire sans trop de bobos, ce qui n’a pas entaché notre détermination à continuer d’entreprendre ! Aujourd’hui, l’essentiel est d’envisager toutes les possibilités : une entreprise naît, grandit, vieillit et meurt. C’est un cycle normal. Il faut simplement veiller au bien-être de ses collaborateurs en cas d’arrêt impromptu.




Le génie guadeloupéen.


Je vous en ai mentionné un, Hyacinthe Bastaraud. Boug la sòti Marigalant é fin pwofésè. Émérite ! Je me prosterne à jamais. Sauver des vies ? Au-dessus, c’est le soleil. J’admire aussi les gens qui inventent. En culture, par exemple. Les plus jeunes ne se rendent pas compte que nous avons deux Guadeloupéens, Pierre-Edouard Décimus et Jacob Desvarieux qui ont littéralement inventé un style musical. Oui, là il s’agit d’inventeur, comme de Vinci, Nemours Jean-Baptiste – et son konpa direk orijinal. Non seulement ils ont inventé un style qui perdure, mais qui a fait des petits de par le monde (la Kizomba en Angola). Éricka et moi partageons cette passion pour Kassav. En concours de chant, difficile de nous mettre à défaut. Une pensée émue à un petit bout de femme, qui crée, elle aussi, dans le domaine de l’art. Anais Verspan a vraiment un talent particulier, qu’elle a longtemps conservé à l’abri des regards. Elle explose maintenant au visage du plus grand nombre, pour le bonheur de beaucoup. Plus près de nous, il y a des créateurs qui ont en commun avec nous une idée toute particulière du pays : Henry Joseph et ses laboratoires Phytobòkaz doivent être considérés, selon moi, comme un phare. Ce d’autant qu’il évolue dans un secteur d’activité liée à la santé, à la sauvegarde de ce que nous sommes. Et qu’il prône l’excellence de ce que nous sommes, de ce que nous avons. Nous sommes bien loin du « fantchou » !



Conquérir.


Nous souhaitons être plus dynamiques sur nos marchés « non natifs » : la Martinique, la Guyane, la Réunion, Mayotte. Cela demande de l’énergie, des moyens financiers – la notoriété de l’entreprise nous précède et un jeune diplômé aujourd’hui n’est pas nécessairement prêt à faire les sacrifices que nous avons faits. Il y a encore de grandes possibilités de développement, mais la compétition y est rude : nous le savons puisque nous y sommes déjà. Omérys va chercher à élargir son portefeuille de clients : davantage de « petits comptes » et de professions libérales, quelques gros poissons (compagnies aériennes, secteur bancassurance). L’automatisation des process est inévitable. Malheureusement, ce faisant, les possibilités d’embauches sont réelles, mais les profils recherchés sont plus spécialisés : les places sont donc chères !


Éricka et moi partageons ensemble toute idée d’entreprise que nous avons. Et nous nous associons systématiquement à parts égales. Preuve que nous sommes des conservateurs : nous reproduisons le même schéma, en améliorant les process tout simplement. Entreprendre pour moi c’est se faire confiance donc faire confiance à d’autres. Sinon, cela ne peut pas marcher ! « Seul, on va plus vite, à deux ou trois on va plus loin ».

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