Par Dr. Stéphanie Melyon-Reinette sociologue et artiviste
Photo : Mwangi Gatheca
C’est une des métaphores que nous affectionnons le plus dans le péyi Gwadloup : le panier de calimordants. On le dit dans notre langue ontologique – celle qui nous a fait naître civilisation créolisée et passer de tiers-monde à tout-monde – que deux de ces énergumènes ne peuvent cohabiter dans le même foyer. « Dé mal krab pa’a rété an menm tou la », deux crabes mâles ne peuvent demeurer dans le même trou. Fallait-il qu’ils soient mâles pour dire les maux de cette société et surtout que la virilité en soit la quintessence et qu’elle n’ait pas de genre ? Le syndrome de la domination ou le ‘syndrome du calimordant’ (métaphore Glissantienne empruntée) est apparemment un trait (ou une tare ?) de l’Antillais/e. Il se caractérise par le « monté asi tèt a moun » qui se traduirait littéralement « monter sur la tête de l’autre ».
« La Gwadloup malad. La gwadloup malad mésié, fo nou touvé on rimèd mésié pou nou sové péyi la, mézanmi o ! Sa doulouré mésié, sa anmèwdan ayayay… »
Monter sur la tête de l’autre, dans le panier de calimordants c’est la pratique en vigueur. On grimpe, on essaie de s’en sortir en étant tantôt marchepied, tantôt marcheur. Alors, bien sûr ce qui caractérise le monde du calimordant c’est aussi la fermeture, le manque d’horizon, la captivité, l’aliénation. Lui qui dans son état et habitat naturel, vit dans un trou qui lui va comme un gant se retrouve après avoir été chassé et déporté dans une grande mi-geôle-mi-fosse-commune dont il ne connaît pas les entours, un monde inconnu où il se sent englouti parmi tous ces corps, il bataille comme les autres pour sa survie quitte à asphyxier l’autre… D’ailleurs, le calimordant est un charognard qui se repaît allègrement de la mort ou de la déchéance, du malheur pour le moins, de l’autre. Il lui boufferait la cervelle. Si l’autre parvient à percevoir le soleil, il tentera de monter sur ses épaules qu’il n’a pas et l’empêchera d’accomplir sa destinée de calimordant affranchi… en somme, la conclusion est restée « il n’y a pas de raison que tu sortes du lot ! ».
© Maan Limburg
Alors qu’il m’est demandé de critiquer le pays sans ambages, d’en faire une critique constructive évidemment, mais sans langue de bois, je trouve qu’initier l’exercice par l’exposition de ce syndrome du calimordant est périlleux, mais impétueux. L’exercice n’est pas facile. Il est osé. Car évidemment, je risque de me faire détester (encore plus peut-être), car j’ai la sensation souvent que l’on essaie de me tirer vers le panier… Alors, voici quelques règles de lecture : 1, identifier un mal social ne revient pas à en faire une généralité – tout le monde n’est pas nécessairement concerné –, mais plutôt de mettre en lumière les symptômes d’une maladie dont certains souffrent, ou plus que d’autres. Maladie, maladie, je sais que tu frémis ou trépignes. Pa cho marinad’, on y revient. 2, j’entends déjà les uns et les autres dénoncer ces paroles de sycophante – Mwen ka mété’y espré… Un gros mot français parce qu’apparemment, il ne fait pas bon d'être intellectuel sous nos cieux… Donc, dénoncer ces paroles de sycophante, ou de délatrice, d’espionne, d’une personne qui se joue de vous avec l’ennemi (anwww !) qui irrémédiablement, et de manière irrévérencieuse, vient critiquer le péyi ! Ka nou ka toujou kritiké nou, péyi, la, nèg la ? Encore une fois, il faut de temps en temps ouvrir les yeux et (s’)observer pour examiner le chemin parcouru et là où le bât blesse. Et la blessure est toujours à vif ! Incontestablement. Le pays est malade !
Les révolutions, les crises sont les symptômes d’une société qui voit ses fondations ébranlées. Sauf que la Guadeloupe – la société postcoloniale que nous vivons et qui nous a façonné.e.s – sur quelles fondations fut-elle érigée ? Que savons-nous ? Que la Guadeloupe est une ancienne colonie qui a muté superficiellement en 1946 !
« Le pays est malade ». Une des armes de propagande les plus utilisées par les dictateurs, les tyrans et les présidents de tout acabit : la société en putréfaction idéologique, la société qui se meurt. La société qui sombre dans la médiocrité et la violence, la société qu’il faut karcheriser. La société qu’il faut amputer d’une communauté ou d’une langue. La société qui se délite, parce que c’était mieux avant (eux) ! Le Rwanda, l’Afrique du Sud, Afghanistan, Irak, Syrie, etc. Partout où il y eut des génocides, des guerres, il faut soigner le mal qui sévit, et surtout quand c’est le pays de l’autre qui est malade. « Le Pays est malade ». Constat lapidaire ou postulat liminaire ? Constat liminaire, dirais-je plutôt pour couper la mangue en deux. Constat de début donc, mais lapidaire aussi. « La Gwadloup malad. La gwadloup malad mésié, fo nou touvé on rimèd mésié pou nou sové péyi la, mézanmi o ! Sa doulouré mésié, sa anmèwdan ayayay… » chantait Guy Konkèt. Sonneur d’alerte avant l’heure, il disait ô combien le pays était en proie à des malfaisants.
Le pays est malade comme toutes sociétés en mutations perpétuelles. Les révolutions, les crises sont les symptômes d’une société qui voit ses fondations ébranlées. Sauf que la Guadeloupe – la société postcoloniale que nous vivons et qui nous a façonné.e.s – sur quelles fondations fut-elle érigée ? Que savons-nous ? Que la Guadeloupe est une ancienne colonie qui a muté superficiellement en 1946 en se voyant accorder le statut de département français sans en avoir pleinement joui, qui engendra une population traumatisée par des siècles de conditionnement à la haine de soi et au rabaissement social, résultant en une affectivité déplacée, une ultra-dépendance, et bien d’autres maux dont nous pouvons en faire une courte déclinaison ! Il ne s’agit pas de vous mener à la dépression. Mais de pointer du doigt quelques phénomènes induits par l’histoire.
Aux États-Unis, les taux de ces pathologies mentales sont plus élevés que la moyenne nationale. La schizophrénie est même devenue une « maladie de Noirs » selon des observations de thérapeutes étatsuniens, chercheurs et militants antiracistes.
© Jeferson Gomes
Et en parlant de dépression, parlons santé. Si une chose devait certainement frapper celui qui arrive ou revient – et encore plus celui qui a toujours été à demeure en Guadeloupe –, c’est ce que j’ai appelé dans une communication « le bal des ombres ». Notamment quand on réside à Pointe-à-Pitre ou dans les centres-villes et autres bourgs, on ne peut manquer de voir des silhouettes amaigries et au pas erratiques, hirsutes, échappant des cris d’orfraie, des mélopées de ruminations, des injures qui conjurent… et les autres qui les ignorent, elles, eux, qui sont dans la lumière. On les ignore aisément.
La schizophrénie est même devenue une « maladie de Noirs » selon des observations de thérapeutes étatsuniens, chercheurs et militants antiracistes.
Je les vois souvent de mon balcon : dissemblables et si similaires. Des épaves de la folie douce du rocher du diable. Abandonné.e.s à l’emprise de la drogue du lenbé (comme j’ai choisi de l’appeler). Mais, la wóch est-elle réellement la seule raison à leur déraison ? Ne devrions-nous pas non plus remarquer la prévalence des pathologies mentales chez nous ? Parmi mes ami.e.s proches, tou.te.s ont au moins un parent qui souffre d’une pathologie mentale : schizophrénie (paranoïaque), bipolarité, etc. Séquelle de l’histoire, indubitablement. Ce phénomène traverse toutes les sociétés postcoloniales ou communautés afrodescendantes : dans la caraïbe anglophone, cela fait longtemps que les chercheurs (sociologues, psychologues) se sont penchés sur le phénomène.
Aux États-Unis, les taux de ces pathologies mentales sont plus élevés que la moyenne nationale. La schizophrénie est même devenue une « maladie de Noirs » selon des observations de thérapeutes étatsuniens, chercheurs et militants antiracistes. J’en suis venue à me dire que la cause de tout cela était une assimilation forcenée et son corollaire, la déculturation, qui en est la cause : pousser un être à rejeter ce qu’il est (créole, cheveux poussants vers le soleil, croyances) pour lui indiquer une voix autre par un conditionnement pavlovien ne peut que provoquer un dédoublement de personnalité, un sentiment de déshérence. À partir du moment où l'on ne tient pas les promesses engagées vis-à-vis du projet citoyen calqué sur cet ailleurs, recteur et censeur. Nous perdons la mémoire. Une mémoire sans doute jamais constituée ou restituée… Là encore, je sais que beaucoup prendront la mouche. Surtout parce que sur ces personnes s’abat la lassitude de devoir porter une responsabilité dont elles pensent être exemptes… Autre débat.
© Mwangi Gatheca
Construire est un projet citoyen, puisque l’on érige une cité pour que les âmes qui s’y affranchissent (ou pas) s’accomplissent dans un projet social et culturel, identitaire et politique.
Par ailleurs, aux États-Unis, certaines études montrent que les hommes africains-américains sont susceptibles de ne pas recevoir les soins adéquats. Il y a(urait) beaucoup de diagnostics erronés d’une part, visant à disqualifier ces hommes, et par ailleurs, quand le diagnostic est avéré, ils ne recevraient pas les soins nécessaires. Parlons de soins adéquats chez nous. Nous avons la CMU. Mais les conditions d’accueil ne sont pas idéales pour un territoire ‘français’. Après l’incendie déclaré au CHU le 28 novembre 2017, il nous a été loisible de constater, qu’après des années d’humour mi-léger, mi-grave autour notre établissement hospitalier digne d’un pays en développement, l’incident nous gifle en plein visage et met en lumière ce que j’appelle la politique du « sa ka kenbé toujou ». Le pont ne s’effondre pas, on peut encore l’emprunter. La route se grève de nids de poule.
Tant que ce ne sont pas des nids d’autruche ou de dinosaures, on peut encore contourner. On attend de voir les canalisations (ou le magma du cœur de la terre !?). Encore une fois, il ne s’agit pas de critiquer gratuitement, mais de questionner la gestion des uns et des autres. Je pense parfois à des édifices ou autres installations coûteuses, financés par les fonds européens ou autres subventions. Après quelques années, ils sont moins glorieux, et là je me pose deux questions : les artisans ou architectes (dans tous les sens du terme) de ces ouvrages, 1, prévoient-ils un budget « maintenance » (ou du moins l’enveloppe prévue le prévoit-elle) ? Et 2, construisons-nous en phase avec notre environnement ? La réponse à cette seconde question est évidente : non ! Plus souvent que rarement, on construit en dépit du bon sens. Seul le capitalisme compte : les sous-sous !
Ainsi, on peut regarder Haïti et les pays d’Afrique et s’interroger doctement sur le fléau des missions humanitaires et l’appétit carnassier des bâtisseurs-chasseurs de marchés, nous ne sommes pas logés à meilleure enseigne. Gagner un marché ce n’est pas penser avenir, mais immédiateté, pour passer au suivant. L’écologie ne se pense jamais à court ou moyen terme. Mais à très long terme. Il en va de même pour l’urbanisme. Comment se fait-il que la maison que mon grand-père a construite de ses mains il y a plus de 70 ans tienne encore debout quand des bâtisses contemporaines s’effondrent déjà ? Comment oublier la salinité (par essence !) des alizés ? Les architectes (encore dans tous les sens du terme) sont-ils tou.te.s occidentaux.ales.alisé.e.s ? Oh, les inimitiés qui me guettent… Mais ce n’est pas un jugement, mais de vraies questions citoyennes. Construire est un projet citoyen, puisque l’on érige une cité pour que les âmes qui s’y affranchissent (ou pas) s’accomplissent dans un projet social et culturel, identitaire et politique.
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