Propos recueillis par Ken Joseph
Photos : Éric Corbel
Figure de proue d’une nouvelle génération, Julie Beljio incarne ce que le monde de la beauté adule depuis ces deux dernières années : des influenceuses, qui rassemblent des communautés de plus en plus importantes sur des réseaux sociaux de plus en plus « filtrés ». Le phénomène est tel, que de grands groupes comme Condé Nast Italie et L’Oréal ont lancé, en 2017, la première école d’influenceurs à Milan. Une aubaine pour les marques qui voient en elles de nouveaux canaux de communication : égérie, collaboration, représentation, workshops… Mais si derrière ces statuts d’influenceuses se trouvent des femmes passionnées de beauté, pour certaines à l’image de Julie on y découvre de véritable Working Girl. Une entrepreneure 2.0 à succès qui a su user des réseaux sociaux pour tirer son épingle du jeu, confirmer sa passion et développer son business.
Dans une interview accordée à The beauty league by Puretrend, vous dites :
« Je ne fais pas du 36 », « Je suis une fille noire, mais c’est possible »…
En fin de compte, n’avez-vous pas le sentiment que certaines images véhiculent des stéréotypes qui très souvent contribuent à renforcer des croyances et à diminuer l’estime de soi ?
En effet, ces stéréotypes sont bel et bien présents, mais les choses tendent à bouger aujourd’hui. Et cela, même si l'on a encore beaucoup d’images qui reprennent toujours les mêmes codes pour représenter tel ou tel symbole. Et je dirais que de façon inconsciente nous nous sommes, nous-mêmes, rangés dans ces codes, mais comme je le disais, les choses changent et l'on ose beaucoup plus faire ce que l’on aime, et cela, même en dépit de tous ces clichés.
Je suis noire, d’origine antillaise, et je suis ronde. Et alors ? Est-ce que tout cela veut dire que je suis bête ou inapte ? Non, car en plus de cela, je suis aussi polie, déterminée, motivée et intelligente. Et ce sont ces clés-là qui ouvrent les portes.
Femme noire, entrepreneure, ne faisant pas une taille 36. Que représente cela, pour vous ? Une victoire sur tous les préjugés ?
Je ne choisirai pas le mot : victoire pour ma personne, mais pour ceux qui n’ont pas encore réussi à trouver le « moi », qui ne se formalisent pas de l’avis des autres et donc des préjugés. Je veux dire que c’est le postulat de départ et on l’intègre ou pas. Je suis noire, d’origine antillaise, et je suis ronde. Et alors ? Est-ce que tout cela veut dire que je suis bête ou inapte ? Non, car en plus de cela, je suis aussi polie, déterminée, motivée et intelligente. Et ce sont ces clés-là qui ouvrent les portes.
On vous décrit comme une femme de caractère, curieuse, audacieuse, aimant relever les challenges. Mais finalement, qui est vraiment Julie Beljio ?
C’est une assez bonne description, mais je suis surtout une enfant unique, qui a grandi avec beaucoup de créativité, d’imagination et le soutien sans failles de ses parents. Donc, je suis quelque part cette fille reconnaissante de l’éducation qui m’a été donnée par mes parents et qui veut les rendre fiers et prendre soin d’eux.
Quelles sont les figures qui vous ont aidé à vous construire ?
Sans hésitation, ma mère. Elle est mon exemple. Je l’ai vu se lever chaque jour pour travailler, s’occuper des autres sans jamais se plaindre. Maintenant que je suis grande, je réalise la difficulté des choses, des épreuves de la vie. Et en dépit de tout, ma mère est restée fidèle à elle-même.
Dans une aventure entrepreneuriale, le soutien des proches est-il aussi important que sa propre motivation ?
Le soutien des proches est important, mais pas plus que sa propre détermination. Il y a une phrase de Diam’s qui dit : « Je ne dois mon talent à personne sur cette Terre ni à mon père ni à ma mère… », cette phrase exprime bien cela. Les proches sont là, car on a tous besoin d’être accompagnés, écoutés et parfois encouragés. Mais la vraie force qui fait avancer, le moteur, elle se trouve en nous-mêmes.
J’ai toujours eu envie d’être mon propre patron et avant d’entrer chez Mac, j’avais déjà l’idée de créer ma propre marque.
En 2014, vous créez Djulicious Cosmetics. Qu’est-ce qui vous a décidé à vous lancer dans une telle aventure ?
Très jeune et comme beaucoup d’enfants, j’ai voulu être vétérinaire. Et cela jusqu’à la classe de 3e. Puis en allant en cours, on s’arrêtait toujours à un feu rouge où se trouvait un panneau d’affiche L’Oréal, sur lequel figurait Beyoncé. Et sa prestance, son aura sur cette photo me boostait pour aller en cours, comme un leitmotiv me poussant à me réaliser. Et je voulais pouvoir proposer cela ; quelque chose qui peut permettre aux autres de se sentir bien, les motiver et les inspirer. Je me suis donc dit que je rachèterai L’Oréal (rires). Et depuis ce panneau publicitaire, j’ai sans cesse cherché le chemin pour réaliser mes ambitions. J’ai donc continué mon parcours scolaire, déménagé en France hexagonale pour poursuivre mes études, aller à la fac. Durant mes études, j’ai travaillé sur des marchés, chez MacDonald’s, à Auchan pour finalement revenir en Guadeloupe travailler au spa de la Toubana, quelques mois avant d’être embauchée par la marque de maquillage MAC Cosmetics. J’ai toujours eu envie d’être mon propre patron et avant d’entrer chez Mac, j’avais déjà l’idée de créer ma propre marque. Le nom Djulicious est arrivé le jour de mes 23 ans. Et depuis, je construis le Djuliciousland. Les premiers rouges à lèvres ont eu besoin de quatre ans de travail avant que les premiers tubes ne voient le jour en 2013. Cette année, notre e-shop fête ses sept ans.
Quel est le concept de votre marque ?
La marque dénombre environ 300 références de produits de maquillage destinés à tous. Chez Djulicious Cosmetics, nous concevons le maquillage comme une démarche ludique qui nous permet de nous révéler. Avec le make up, tu peux être qui tu veux, révélant à la fois qui tu es. Si aujourd’hui, tu veux un look sophistiqué et demain être plus artistique cela est possible. Nos produits sont fun et les teintes permettent une vraie créativité. On y trouve des teintes nudes et plus douces, mais aussi des couleurs plus intenses comme des rouges à lèvres bleus, lilas, verts, gris, etc. On les retrouve sur notre e-shop djuliciouscosmetics.com. Nous livrons dans le monde entier. Et sinon, chez Makeup Box à Jarry en Guadeloupe et aux Jardins de Nana à Paris.
Quelle a été votre stratégie pour vous démarquer de la concurrence ?
Je n’ai pas réellement développé de stratégie. Je tente de réaliser en physique ce qui anime mon cœur. J’écoute beaucoup mon instinct. Je donne souvent la parole aux membres de la team djulicious, leur permettant de proposer une collection conçue par eux. Je suis moi-même une « beauty addict » et j’ai développé une communauté sur les réseaux avec qui nous échangeons souvent. Je tente de rester moi et c’est sûrement ce qui séduit.
Soirées Dior, Chanel, Schweppes, Make Up For Ever… Quel est le quotidien d’une influenceuse ?
(Rires.) Les soirées ne représentent que 1 % de mon quotidien. Évidemment, c’est ce qu'on retient, car c’est ce qui est le plus exposé sur les réseaux sociaux. Mais il y a bien plus. Il faut créer du contenu : le préparer, le filmer, monter ce contenu, le diffuser, le promotionner… Il faut aussi entretenir le lien avec sa communauté, répondre aux commentaires. Il y a aussi les e-mails à traiter pour les échanges avec les marques et enfin être présents aux événements. On n’a pas le temps de s’ennuyer, mais il faut bien s’organiser pour ne pas être débordé. Mais on a aussi la chance de vivre des expériences incroyables et j’en suis tellement reconnaissante.
Je suis de nature très indulgente et patiente. Mais j’ai vraiment été mise à l’épreuve depuis que je suis entrepreneure : les livraisons, la douane, la poste, l’Administration, les clients mécontents, les collaborateurs peu motivés…
Cette surexposition sur les réseaux sociaux, ne vous met-elle pas une pression supplémentaire en matière de résultat et de satisfaction client ?
Avant tout, il faut savoir gérer ce que l’on donne et ce que l’on absorbe. C’est pour cela que je parlerais d’exposition plutôt que de surexposition. Ce que la communauté voit, c’est ce que j’ai décidé de montrer. De la même façon que je choisis l’énergie que j’absorbe des réseaux pour la transformer ou non. Sur les réseaux sociaux, tout va vite, mais la pression est là même quand on veut satisfaire un client. Il faut réussir à comprendre ce qu’il ne dit pas, plus que ce qu’il dit. C’est là, le vrai challenge.
Depuis la création de votre marque, en quoi a-t-elle évolué ?
La team a grandi et j’ai la chance d’avoir une équipe réactive et motivée. Je ne travaille plus sur la table du salon, nous avons maintenant des bureaux. Nous pensons mieux nos collections et j’ai hâte de pouvoir parler de nos prochains projets. Ma clientèle s’est également agrandie et devient de plus en plus internationale.
Quel a été le plus difficile pour vous, dans votre aventure entrepreneuriale ?
Le plus dur à gérer, ce sont les promesses des personnes qui disent vouloir vous aider même sans avoir été sollicitées et qui ne font finalement que brasser du vent. Nous sommes encore jeunes dans l’aventure et c’est l’une des leçons de ces dernières années. Il est dur aussi de devoir admettre que l’argent est vraiment un décideur. Je veux dire que même la personne la plus talentueuse aura beaucoup de difficultés à développer son talent sans argent. Et devra travailler plus fort. À l’inverse, celui dénué de talent peut avancer bien plus vite s’il est épaulé financièrement.
Est-il important pour un entrepreneur de cultiver le culte de la patience ?
Oh que oui ! Je suis de nature très indulgente et patiente. Mais j’ai vraiment été mise à l’épreuve depuis que je suis entrepreneure : les livraisons, la douane, la poste, l’administration, les clients mécontents, les collaborateurs peu motivés… Chaque jour devient une nouvelle occasion d’exercer sa patience, de gérer son humeur et ses réactions.
(…) la marque a grandi grâce à mes économies, à son rythme. Et quand je dis « économie », je parle là de moins de 1 000 euros. C’est pour cela que l’évolution est plus douce qu’agressive.
On dit que les femmes vivent différemment l’entrepreneuriat et l’échec… Du coup, comment définiriez-vous le leadership au féminin ?
Je ne sais pas si je peux le définir, car je ne l’ai pas vécu au masculin (rires). Mais ce qui est sûr, c’est que d’un côté je trouve qu’appuyer sur le « au féminin » continue de marquer la différence que l’on tente d’effacer dans ce domaine. Relever la notion que maintenant une femme peut autant qu’un homme donne envie de dire « Ah oui ? Avant elle ne pouvait pas ? » Et de l’autre côté, il est important de montrer aux femmes qu’elles peuvent entreprendre. Qu’une vie de mère, de femme n’empêche en rien d’embrasser une carrière ! Nous n’avons plus à choisir, mais à nous organiser.
Créer une marque de cosmétique demande, en effet, beaucoup de ressources. Comment avez-vous financé tout cela ?
À la sueur de mon front (rires). Plus sérieusement, la marque a grandi grâce à mes économies, à son rythme. Et quand je dis « économie », je parle là de moins de 1 000 euros. C’est pour cela que l’évolution est plus douce qu’agressive. Aujourd'hui, elle s’autofinance. Mais si un business Angel a envie de poser ses ailes sur ma marque, c’est avec plaisir que nous irions encore plus loin ! À bon entendeur…
Ne laissez pas votre propre peur, vos inquiétudes ou même celles des autres vous empêcher de faire avancer votre projet.
La finalité pour vous, est-ce de voir vos produits distribués dans des multinationales à l'image de Sephora ? Comment projetez-vous l’évolution de votre marque dans 5 ans ?
Je ne vois pas cela comme une finalité, mais plus comme une étape. Dans 5 ans, j’espère, en effet, être distribuée chez des retailers multimarques en France, mais aussi à l’étranger. Et surtout avoir plusieurs boutiques – Djulicious House – pour pouvoir rencontrer, former et mettre en beauté les Djulicious.
De plus en plus, de jeunes marques de cosmétiques, prometteuses, se font racheter par de grands groupes. Est-ce là une opportunité envisageable pour vous ?
J’y ai déjà pensé et je dois reconnaître que j’ai un peu peur à l'idée de faire ce choix. Je n’ai pas envie que le bébé que j’ai créé perde son ADN. Mais si un groupe vient à ma rencontre, cela signifierait que Djulicious Cosmetics est très prometteur, et ma première idée serait de refuser toutes les propositions. Mais je réponds, ici, de façon hypothétique. Au moment T, tout dépendra de la proposition. En revanche, il y a un groupe à qui je refuserai catégoriquement, quoi qu’il arrive. Et puis, peut-être que je deviendrais moi-même un groupe (rires). Affaire à suivre.
Un conseil pour un.e entrepereneur.e ?
Observez, analysez et foncez ! Ne laissez pas votre propre peur, vos inquiétudes ou même celles des autres vous empêcher de faire avancer votre projet. Soyons honnêtes, cela ne va pas être facile ! Certains jours, vous souhaiterez tout casser et laisser tomber, mais ça en vaut la peine, si vous vous donnez les moyens.
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