Propos recueillis par Ken Joseph
Photos : Éric Corbel
À part, libre, engagée et non conformiste, son talent brut et sa personnalité singulière dévorent le monde entrepreneurial avant qu’il ne la happe. Elle s’impose aujourd’hui comme l'une des références du cheveu naturel. Son enthousiasme et sa fraîcheur font plaisir à voir tant son urgence d’entreprendre, d’être libre est contagieux. Et derrière une légèreté souriante, une volonté de fer et une force de caractère sans lesquelles rien ne serait sans doute arrivé, Johana Morvan ne s’est jamais sentie aussi libre qu’aujourd’hui, en tant qu’entrepreneure...
Dans une interview accordée à la rédaction du magazine Focus, en décembre 2015, vous déclariez aimer « être libre, libre de penser, libre d’innover et d’agir ». Aujourd’hui, que veut dire : être une femme libre ?
Une femme libre est une femme qui fait ce qu’elle aime, qui est heureuse de se lever chaque matin. En ce qui me concerne cette sensation de liberté, se décuple quand je mets mes compétences à la disposition d’une cause ou d’un projet et que ce dernier voit le jour.
Il existe une expertise féminine qu’il serait bon de valoriser au service du développement économique.
Peut-on, aujourd’hui, vous définir comme une entrepreneure engagée ?
Gossip Curl a choisi d’aider et d’accompagner les femmes noires, afin qu'elles puissent s’accepter telles qu’elles sont ! Pour nous, il est important d’accompagner ces femmes pour qu’elles puissent également faire ce travail d’acceptation avec leurs enfants. D’autre part, nous nous efforçons d’utiliser des produits cosmétiques naturels produits par nos locaux, c’est une façon pour nous de soutenir l’économie locale. Aussi, quand il s’agit de se fournir en produits, nous travaillons avec des distributeurs locaux quand bien même nous pourrions nous fournir en direct.
Quel regard portez-vous sur ces femmes qui brisent le plafond de verre ?
Beaucoup de mes amies diplômées, avec le plus souvent un master ayant des postes à responsabilités, se reconvertissent en allant passer un CAP, un diplôme professionnel, dans l’unique but de vire de leur passion. Aujourd’hui, les femmes veulent s’accomplir tout en exerçant un métier qu’elles aiment ! Ne plus sentir le poids de la culpabilisation. Le temps du fameux CDI est révolu. Pour ces femmes entrepreneures, il s’agit avant tout d’un besoin d’épanouissement, une façon de s’accomplir. Elles osent, aujourd’hui, s’investir. Il ne s’agit pas de prendre la place des hommes, mais de travailler et construire, ensemble. Il existe une expertise féminine qu’il serait bon de valoriser au service du développement économique.
Être entrepreneur, c’est accepter d’apprendre en continu. Je suis accompagnée par un cabinet d’expert-comptable, dirigé par une jeune Guadeloupéenne qui m’accompagne dans mes choix, mes décisions et mon développement.
Votre secteur, celui du cheveu naturel, est en essor constant depuis ces quatre dernières années. On n’a jamais autant parlé du cheveu naturel qu’aujourd’hui. En tant que professionnelle et pionnière, comment analysez-vous cela ? Quelles mutations voyez-vous poindre à un horizon de cinq ans ?
Je suis vraiment très fière de cette prise de conscience ! C’est comme si l'on avait gagné une petite bataille. Il reste encore beaucoup à faire. D’ailleurs, je pense que c’est un secteur à structurer et à développer. Dans cinq ans, j’espère que nos écoles de beauté et nos CFA intégreront l’apprentissage de l’entretien des cheveux crépus, frisés et bouclés dans leurs programmes. Que nos coiffeurs déjà diplômés accepteront de se former et d’apprendre. La demande sera de plus en plus importante et il faut que nos coiffeurs puissent répondre à cette demande, sinon d’autres le feront.
Depuis quatre ans, vous organisez le Karibbean Beauty Fest, un événement qui a rencontré un vif succès lors de la dernière édition, pouvez-vous nous en dire plus sur cet événement ?
Le Karibbean Beauty Fest (KBF) est un événement qui célèbre la femme sous toutes ses formes. C’est un festival qui regroupe des exposants, des ateliers, des conférences, des défilés de mode. Le KBF a lieu tous les 14 juillet et se veut un festival familial. Nous recevons des guests de toute la Caraïbe et des États-Unis. Lors de la 1re édition la marraine était Carolina Contreras, de Santo Domingo, elle est gérante du salon de cheveux naturels Miss Rizos et aussi une activiste qui travaille avec les écoles afin de permettre aux jeunes filles de la République dominicaine et d’ailleurs à s’accepter, se respecter et s’épanouir. Pour la deuxième édition, nous avions Ashlay Everett en marraine. Elle est capitaine des danseuses de Beyoncé. Et enfin cette année nous avons eu la chance d’avoir avec nous Kamila MC Donald, de la Jamaïque, journaliste, écrivain et coach sportif.
Demander conseil, c’est reconnaître que l’on fait face à un problème. Est-ce si difficile pour un entrepreneur ? Et vous, en tant que dirigeante d’entreprise, vers qui vous tournez-vous lorsque vous avez besoin de conseils ?
Je ne cesserai jamais de le répéter ! Être entrepreneur, c’est accepter d’apprendre en continu. Je suis accompagnée par un cabinet d’expert-comptable, dirigé par une jeune Guadeloupéenne qui m’accompagne dans mes choix, mes décisions et mon développement. En cas de besoin, j’ai aussi un avocat que je sollicite. Il ne faut surtout pas attendre pour demander conseil. À mon sens, tout entrepreneur se doit d’avoir un très bon expert-comptable et un avocat pour les accompagner.
Dans cette même interview, vous déclariez : « Je souhaite que Gossip Curl dure dans le temps. […] Et ma plus grande ambition serait de créer une franchise ». Depuis, quel chemin parcouru ?
C’est toujours le cas ! Je souhaite que Gossip Curl dure ! Depuis cette interview, nous avons amélioré nos services et nos prestations. Mais nous avons, surtout, ouvert un deuxième bar à boucles en Île-de-France.
En effet, alors que d’autres entrepreneurs locaux se développent sur le territoire antillo-guyanais, vous faites le choix de la France hexagonale. Pourquoi ?
Nous avons simplement répondu à une forte demande. Et pour toutes nos prochaines ouvertures, nous fonctionnerons de la sorte, en tenant compte de la demande et de la réalité du marché. L'Hexagone fut le premier choix, mais nous avons d’autres projets d’ouverture très prochainement !
Je ne dirai pas que j’ai réussi, je dirai simplement que je me donne à fond pour réussir.
« Là-bas, c’est mieux ». Vous avez sûrement déjà entendu cette antienne…
Je ne dirai pas que « là-bas c’est mieux », mais après avoir vraiment pu tester les deux, il y a des points sur lesquels effectivement, nous devons nous améliorer en Guadeloupe. Les banques… En effet, ouvrir un compte et se faire accompagner par sa banque sont beaucoup plus facile en France hexagonale. Les banques en Guadeloupe devraient vraiment faire un vrai travail d’accompagnement avec les jeunes entreprises. Il y a aussi un énorme travail à faire en ce qui concerne les démarches administratives, « là-bas » les institutions répondent assez vite et tout prend bien moins de temps. En revanche, trouver un local et répondre à toutes les garanties que l’on vous demande en France hexagonale est vraiment plus complexe. Il en va de même pour le sérieux des prestataires (impressions, livraisons, achat de matériaux…), nous n’avons rien à envier à la France.
Ce deuxième bar à boucle, a-t-il été financé comme le premier, fonds propres et prêt à taux zéro ?
Oui, nous avons fait appel à l’Adie pour un microcrédit – pas à taux zéro. Initiative Paris n’a pas cru en mon projet et a refusé mon dossier. Je n’ai pas baissé les bras et j’ai trouvé des solutions alternatives, d’où l’idée du crowdfunding.
J’ai commencé seule à coiffer chez Gossip Curl, maintenant que j’ai une équipe, je ne peux que valider le dicton : « Seul, on va plus vite. Ensemble, on va plus loin ». Mes collaboratrices sont ma force !
En effet, vous aviez également lancé une campagne de crowdfunding, pour l’ouverture de votre deuxième bar à boucles, malheureusement ce dernier n’a pas été concluant. Percevez-vous cela comme un échec ?
De mémoire, nous avons réussi à collecter la somme de 2 500 euros avec plus de soixante donateurs. Pour moi, cette campagne de crowdfunding a été très concluante. Il est vrai que nous n’avons pas atteint notre objectif de départ, mais c’est toujours gratifiant de voir des personnes qui croient en votre projet et qui sont prêtes à investir. C’est aussi cela la force d’un entrepreneur : voir chaque petite réussite comme de grandes victoires ! J’en profite pour remercier tous nos donateurs.
Combien de fois un entrepreneur doit-il échouer pour réussir ?
Autant de fois que nécessaire. Le plus important étant de ne jamais se laisser abattre. Parfois, on doit gérer tellement de problèmes à la fois qu'on a envie de tout claquer, mais c’est à ce moment précis qu’il faut puiser en soi toute l’énergie nécessaire pour surmonter les difficultés de l’entrepreneuriat. Comme j’aime à dire, l’échec n’existe pas « soit je réussis, soit j’apprends ».
Très suivie sur les réseaux sociaux, quelle est la part d’Internet dans le développement de votre entreprise ?
Nous avons beaucoup misé sur les réseaux pour notre développement. Facebook et Instagram sont nos plus gros moyens de communication. Nous partageons nos réalisations, dispensons nos conseils et astuces, l’ambiance du salon et bien d’autres choses.
Comment mener une bonne communication web ?
Tout d’abord, il faut cibler, son marché et ses concurrents. Ensuite, cibler exactement sa clientèle et savoir avec quel réseau la toucher. Il faut montrer du « vrai » sur vos réseaux : votre travail, vos réalisations.
Mon envie d’entreprendre a aussi été motivée par la création d’emplois. Chaque fois que je signe un CDI pour une de mes collaboratrices, je suis extrêmement heureuse. Je n’ai moi-même, jamais eu de CDI de toute ma vie !
Aujourd’hui, les entrepreneurs de votre génération sont très réticents à l’embauche, pour des raisons de coût ou pour éviter tout souci juridique et mouvement social. Combien de salariés comptez-vous et qu’est-ce qui a motivé ce choix ?
Avec les deux salons confondus (Paris et Guadeloupe), je compte sept salariés. Mon envie d’entreprendre a aussi été motivée par la création d’emplois. Chaque fois que je signe un CDI pour une de mes collaboratrices, je suis extrêmement heureuse. Je n’ai moi-même, jamais eu de CDI de toute ma vie ! Et on sait tous que ce fameux CDI est le Saint Graal pour essayer de mener une vie correcte en France. Les inconvénients sont effectivement les charges, mais cela fait partie du jeu ! Les avantages : le fait de pouvoir compter sur une équipe. J’ai commencé seule à coiffer chez Gossip Curl, maintenant que j’ai une équipe, je ne peux que valider le dicton : « Seul, on va plus vite. Ensemble, on va plus loin ». Mes collaboratrices sont ma force ! Elles ont chacune ce petit quelque chose qui apporte un plus au salon.
Comment définiriez-vous votre façon de manager vos équipes ? Y a-t-il des qualités communes à tout manager ?
Le management !!! (Rires.) C’est la partie que j’avais le plus de mal à gérer au début ! Mais je me suis servie de mes erreurs ; je me suis beaucoup remise en question et j’ai opté pour un management de cohésion ! À Gossip Curl, nous sommes une team, presque des sœurs. On se soutient l’une et l’autre, et le travail d’équipe est au centre de notre activité. Je ne prends aucune décision sans consulter mes collaboratrices. Je propose et nous décidons ensemble. Je prends le temps de les écouter et de comprendre leurs objectifs personnels et professionnels. Il est très important que chacune d’entre elles vienne travailler avec plaisir et qu’elles se sentent bien sur le lieu de travail. Aller au travail ne doit pas être une corvée. Je suis une patronne « cool », mais exigeante sur la qualité de travail.
Peut-on dire que vous avez réussi, aujourd’hui ?
Je ne dirai pas que j’ai réussi, je dirai simplement que je me donne à fond pour réussir.
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