Propos recueillis par Ken Joseph
Photos : Yvan Cimadure - Xavier Dollin
« Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait ». Cette citation de l’écrivain Mark Twain pourrait très bien résumer l'aventure entrepreneuriale d’Alicia Hadjard et Yannick Jotham. Une aventure non sans écueil qui a mis au jour une application innovante, tant par son concept et son financement. Elle s’appelle Carter. Son principe ? Leur vision du monde entrepreneuriale ? Leurs attentes ? Le numérique ? Ils en parlent… Rencontre avec ces nouveaux gourous du numérique, made in Guadeloupe.
Beaucoup de jeunes entrepreneurs du numérique affirment qu’en France, tout devient difficile après les premières années. « La France sait incuber, mais ne sait pas aider à grandir ». Qu'en pensez-vous ? Et que dire de la Guadeloupe ?
Alicia. Je pense qu'il faut savoir ce que l’on entend par incuber et aider à grandir. Ce que j’ai pu remarquer avant de me lancer dans l’entrepreneuriat, c’est que tu les entends tous te dire « monte une entreprise, nous allons t’accompagner et t’aider », or la réalité est bien différente et c’est lorsque tu as déjà tout fait – le bon comme le mauvais – que l’on vient, enfin, t’apporter une aide. C’est assez ironique, mais c’est le système.
En Guadeloupe, certains l’ont compris depuis bien longtemps et n’attendent plus rien, de ce prétendu « accompagnement », et le font par eux-mêmes. On voit d’ailleurs se créer des réseaux d’entrepreneurs, des ateliers « sauvages » et autres pour s’accompagner et s’aider mutuellement à grandir. Bien sûr, nous ne vivons pas dans le monde des Bisounours, mais nous avons tous, en commun, cette envie de créer, d’innover, de développer… Et comme le dit ce proverbe africain : « Tout seul on va plus vite. Ensemble, on va plus loin ».
Votre application Carter prétend être une révolution dans le monde de l’entrepreneuriat et du numérique guadeloupéen. Comment vous est venue cette idée ?
Yannick. Carter est le premier produit de la start-up An Sav Fè Sa et cela remonte donc à 2014. Tout a commencé à Londres là où les premières idées fondatrices de la société sont nées. Tout est venu d’une volonté de créer un lien entre les compétences de notre île et la demande qui lui correspond. Au départ, An Sav Fè Sa devait être une plateforme rassemblant de nombreuses compétences, mais nous avons choisi d’évoluer par étape et de mettre en place notre produit phare répondant à un problème crucial aux Antilles : le transport. Ce qui donna naissance à Carter en juin 2016. La première personne à rejoindre l’équipe a été Alicia, mon associée, mais aussi mon amie. Nous nous sommes rencontrés sur les bancs de la fac lors de nos études à Paris en 2012.
Nous avons la chance d’avoir aux Antilles des entrepreneurs engagés qui au-delà de la création de richesses tendent vers une cause beaucoup plus profonde.
Dans un département dit vieillissant où une personne sur trois se dit « mal à l’aise » avec les nouvelles technologies et que 22 % des foyers ne sont pas connectés. Comment démontrer la viabilité de votre application ?
Alicia. À chaque fois qu'une révolution s’est faite, la population ne se pensait jamais prête. Pourtant par la force des choses cela est devenu une évidence ou une nécessité. Il en va de même pour l’ère du numérique. Et les avancées en la matière ont pour objectif d’améliorer et de faciliter notre quotidien ; et qui en a le plus besoin ? Cette population vieillissante. C’est la grand-mère qui ne souhaite pas déranger son fils pour l’emmener faire ses courses, par exemple. Aussi, nous avons déjà pu rencontrer quelques représentants de différents CCAS (Centre communal d'action sociale) afin de mettre en place des dispositifs permettant l’utilisation de Carter. Le transport est un besoin criant en Guadeloupe et Carter y répond.
Carter semble répondre à une problématique relevant de compétence politique liée aux transports. Peut-on dire que l’entreprise peut réussir là où la politique semble avoir échoué ?
Yannick. La volonté d’être un acteur du développement aux Antilles et de fournir la réponse à des problèmes récurrents à nos îles est une action inscrite dans l’ADN d’An Sav Fè Sa. Chaque acteur de l’économie a un rôle à jouer. Le nôtre est d’apporter des solutions innovantes à des problématiques telles que l’emploi. Car nous sommes convaincus que c’est de l’innovation et par l'audace dont se caractérisent les start-ups de nos îles que nous serons capables d’apporter une différence. Nous avons la chance d’avoir aux Antilles des entrepreneurs engagés qui au-delà de la création de richesses tendent vers une cause beaucoup plus profonde. Cet engagement, accompagné et soutenu par une volonté politique, pourrait être le facteur d’une évolution bénéfique pour tous.
Rien n’a été facile, nous avons essuyé des échecs et aussi eu de belles victoires qui nous ont offert toutes ces opportunités.
En avril 2017, vous lanciez une campagne de financement participatif où vous récoltiez la somme de 14 467 euros. Était-ce une façon pour vous de passer outre les filets des banques jugées trop frileuses vis-à-vis des porteurs de projet ?
Alicia. En effet, c’est connu, les banques ne prêtent pas facilement aux start-ups et pour avoir essuyé de nombreux refus, nous ne pouvons que confirmer cela. Mais ayant besoin de fonds, après avoir épuisé nos ressources personnelles, le crowdfunding s'avérait être notre dernier recours. Et puis, il faut savoir que réussir une campagne de crowdfunding c’est valider son marché, mais c’est aussi se garantir l’obtention d’un prêt. Les banques vous font un peu plus confiance, car vous avez un marché viable et du capital.
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Vous avez également reçu un Prêt Croissance TPE cofinancé par le Conseil Régional de la Guadeloupe et Bpifrance…
Yannick. En effet, mais tout cela reste lié. Car le succès de notre campagne de crowdfunding a attiré l’attention du Conseil Régional et confirmé le soutien de la BPI. Lors du lancement de la campagne de crowdfunding, en mars dernier, nous ne nous imaginions pas inaugurer le Prêt Croissance TPE en juin ; c’est aller très vite. Mais nous sommes très heureux d’avoir pris le risque, car il nous a apporté beaucoup plus que nous ne l'attendions.
Il serait donc superflu de vous demander si les entreprises sont suffisamment aidées en Guadeloupe ou pensez-vous être une exception ?
Alicia. Nous ne sommes pas une exception, nous avons beaucoup travaillé afin d’obtenir tout cela. Rien n’a été facile, nous avons essuyé des échecs et aussi eu de belles victoires qui nous ont offert toutes ces opportunités.
Dans votre business model, vous formulez l’ambition de vouloir révolutionner le secteur des services dans la Caraïbe par l’ubérisation…
Alicia. Je dirais mieux encore, nous avons l’ambition de révolutionner le secteur des services par la « Carterisation des compétences », c’est-à-dire valoriser les compétences locales en leur permettant de répondre à des besoins locaux à l'aide d’applications mobiles.
La Caraïbe comme la Guadeloupe sont-elles prêtes à affronter cette nouvelle forme d’économie ?
Yannick. Nous sommes prêts. Pas à affronter une nouvelle économie, mais à se l’approprier afin de répondre aux enjeux socio-économiques auxquels nous n’avions pas pu répondre auparavant.
Alicia, l’uberisation de l’économie signifie-t-elle que les consommateurs ont repris le pouvoir ?
C’est en tout cas le but, de la transparence et du choix.
Quelle est la place du rêve dans la réussite ?
Yannick. Le rêve pose les fondations de notre réussite, car la finalité de la réussite est la concrétisation de son rêve. Le but étant de visualiser son rêve de la manière la plus précise afin de le rendre réel.
Alicia. Selon moi, le rêve arrive en premier lieu, il est le moteur. Il est celui qui te permet de visualiser ta réussite.
On demande souvent aux femmes ce que cela fait d’être mère et chef d’entreprise…
Yannick. Il y a quelques mois encore, cela aurait été difficile à dire, car tellement de choses sont arrivées en 2017 ! Mon retour en Guadeloupe, quitter le salariat, le lancement de Carter et la naissance de ma fille quasiment la même semaine que le lancement de Carter. Cela n’a pas été facile d’assumer autant de choses aussi vite, mais tout est une question d’adaptation. Le but étant de ne jamais oublier l’essentiel qui est la famille. Ce n’est pas toujours évident, mais je ne changerai pour rien au monde. J’aime la vie que je mène, pleine de rebondissements, une aventure magnifique.
Vous venez tous les deux du secteur des ressources humaines. Quel conseil pourriez-vous donner à un chef d’entreprise qui s’apprête à effectuer son premier recrutement ?
Yannick. De faire appel à mes services de chasseur de têtes (rires) ! Le besoin de recrutement marque un tournant essentiel dans les entreprises, c’est le moment où l’entreprise devient une vraie structure et il ne faut surtout pas se rater. Il faut être sûr des compétences recherchées, mais ne jamais négliger les valeurs du collaborateur et tout faire pour qu’il se sente impliqué.
Alicia. La meilleure façon de voir si quelqu’un est bon, c’est de le laisser pleinement exprimer son talent, donc de l’observer dans sa manière de travailler, cela vaut mieux qu'un discours.
Comment sont définis vos rôles au sein d’An Sa Fé Sa ?
Yannick. Bien que l’on ait chacun nos rôles de prédilection, nous sommes tous un peu multicasquette. Je me charge essentiellement de la partie opérationnelle et technique, c’est-à-dire le recrutement et le management des chauffeurs, la gestion des clients et la résolution des incidents sur l’application. Je gère également le développement commercial en BtoB et celui des partenaires.
Alicia. Je suis en back-office, je m’occupe de la partie administrative, juridique et financière et je gère en collaboration avec Mathieu Party, le troisième associé, la communication et le marketing.
Quel a été le plus difficile pour vous dans votre parcours ?
Yannick. Depuis 2014, nous avons rencontré beaucoup d’embûches. Après, je ne pense pas que nous en ayons rencontré plus qu’un autre entrepreneur. Cependant, la difficulté qui m’a le plus marqué est peut-être lors de notre recherche de financement, le refus de notre prêt. Ce n’est pas tant l’échec, mais plutôt la mobilisation et la galvanisation de toute l’équipe pour passer outre ce problème.
Alicia. Je ne sais pas réellement, car je me trouve quand même très chanceuse bien qu’il ait fallu faire de gros sacrifices.
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